dimanche, août 27, 2006

L'oeuvre totalisante : Donjon - 1



On a coutume en littérature d'associer chaque oeuvre à un zigue précis. Les Mousquetaires, c'est Dumas. De même, Le Maître et la marguerite, c'est Boulgakov. Et Les Misérables, c'est Hugo. Point barre. On réduit ainsi l'oeuvre à l'auteur et réciproquement. C'est par exemple flagrant avec le Candide de Voltaire, dans lequel ce dernier devait pourtant être bien loin de placer sa postérité. Un livre, un homme.

Cela se complique en général avec les cycles ou les personnages récurrents. A la recherche du temps perdu, c'est du Proust. La comédie humaine peut être parcourue comme une ample illustration d'un style balzacien. On en vient ainsi en douce à distinguer un style, plutôt qu'un texte. Simonin et Boudard écrivaient des polars avec un style célinien. Rimbaud porte en pointillés tous ses illuminés. Idem, côté balcon, avec les personnages de roman. Sous les multiples reprises de Sherlock Holmes, il apparait un héros à travers le personnage ; une silhouette symbolique capable de survivre, non seulement à la fin du récit, mais même à son auteur. Ulysse, c'est Homère. Ou à la rigueur Joyce. D'Artagnan peut renaître joliment sous la plume de Montheillet : on sait a priori à qui l'on a affaire.



Mais le règne de l'auteur reste. Chaque reprise est d'abord une initiative individuelle - à la rigueur l'hommage d'une plume à l'autre. L'Ulysse de Joyce est une réécriture distincte. Quant aux bouquins de Réouven (re-)mettant en scène le père Holmes, ils frisent le bouquet de chrysanthèmes. Ce sont de très bons pastiches mais ils ne portent que cette ambition. Je vous en avais d'ailleurs déjà touché un mot. Pour le dire autrement, les ajouts ne se fondent pas dans l'oeuvre première et n'en sont souvent que des reflets. Sauf à couper le lien pour partir réellement sur autre chose.

Il est cependant apparu ces dernières années deux exceptions notables.

La première, c'est le cycle des Donjons, qui se déploie autour d'une structure audacieuse. La racine du cycle tient en trois séries distinctes, décrivant pour la première les circonstances de l'apparition du dit donjon (Potron-Minet) ; pour la seconde, son évolution (Zénith) et enfin, pour la troisième série, sa corruption et son crépuscule. Autour de ces séries gravitent une quatrième collection mettant en lumière un des nombreux personnages secondaire lors d'une aventure ponctuelle. Il y a enfin une dernière série carrément autonome, ouvertement comique qui reposent sur des aventures mineures des deux personnages principaux de la seconde série (vous suivez ?). Les albums sont chacun numérotés, prenant ainsi place dans une suite gigantesque. Crépuscule commence par exemple à partir de 101, Potron-Minet part en négatif à partir de -99, -98, etc.



La nouveauté du truc, c'est la trame ouverte, qui est scénarisée par Sfar et Trondheim, mais dont les albums sont dessinés par vingt bonhommes différents. Chaque nouvelle parution apporte une pierre à l'édifice, sans clore toutes les intrigues lancées, qui se répondent d'un volume à l'autre. Tel personnage secondaire, croisé dans la jeunesse du maître du donjon, réapparait incidemment trente ans plus tard au fil des aventures d'un autre héros. Sachant qu'il existe déjà plus d'une centaine de personnages dans les différentes aventures, le cahier des charges parait ahurissant. L'originalité de la série tient au fait qu'elle demeure de bout en bout un projet commun. Elle est pensée pour la collaboration et ne peut apparaitre qu'ainsi.

La collaboration en littérature est phénomène rarissime, je vous le disais. Les écoles littéraires, genre surréalistes et consort, sont toujours demeurées des sommes d'individus obéissant à des règles communes - plutôt que le tremplin d'oeuvre totalisante. A part peut-être lors des cadavres exquis. Quant aux collaborations nègre / auteur, elles apportèrent à la trame et au quantitatif, plutôt qu'au qualitatif. Je veux dire, lorsque le nègre ne rédigeait pas tout lui-même. Dumas restait Dumas, où qu'il empruntasse ses intrigues.



Donjon est une structure. C'est une spirale, balayant l'espace imaginaire qui lui est offert en totalité, à plusieurs reprises, au fil du temps. Tournant, retournant, elle demeure néanmoins strictement chronologique, malgré les apparences : nous en sommes encore à l'époque de la parution. L'aspect décousu de ses éditions éparses trouvera rétrospectivement sa cohérence. Je pense par ailleurs qu'elle servira accessoirement d'anthologie du dessin BD pour la période 2000-2010.

La seconde exception, c'est le cycle du Poulpe, éditions Baleine. Je vous en toucherai un mot la prochaine fois. Vous patienterez peut-être en écoutant Brassens, dont ils ont ressorti un joli résumé sous une pochette fort laide.

4 Comments:

Blogger sadoldpunk said...

Donjon, c'est clairement un monument de la BD. la partie Potron-Minet est proprement géniale. Par contre, il paraît que ça commence à baisser avec les derniers Zenith. S'ils veulent en faire 100 comme ça...

6:04 PM  
Anonymous Anonyme said...

Au chapitre narration éclatée en BD, on ne saurait trop conseiller "Les Tours de Bois-Maury", chef-d'oeuvre de la bd franco-belge historique.
Beaucoup moins connu et encore plus génialissime : "Stray Bullets".
C'est américain. C'est en noir et blanc. C'est du roman graphique violent, des intrigues passionnantes, un puzzle quasi inextricable de personnages et de situations. Un must à lire de préférence en VO si on peut...

Et bravo pour ce blog que je ne connaissais pas encore...

10:14 AM  
Blogger totagata said...

sadoldpunk : la baisse, ça dépend des dessinateurs. Le dernier potron-minet vaut son pesant de pépites en chocolat. Après, Andréas... faut voir...

Rorschach : Je ne connaissais pas le second titre. On va voir ça presto. Merci de ta visite :)

3:40 PM  
Anonymous Anonyme said...

Moi, c'est la structure en rhizome de Donjon qui me fascine. C'est une révolution du 20ème, la pensée en rhizome ! En musique avec l'école de Darmstadt, en littérature avec Joyce, en philo avec Deleuze en informatique avec le Net... et en BD avec Donjon ?

12:43 PM  

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